Introduction
U=U est une réalité clinique : une personne vivant avec le VIH qui a une charge virale indétectable ne transmet pas le virus. Mais sans suivi longitudinal fiable, cette équation scientifique ne produit aucun effet collectif. Dans de nombreux pays d'Afrique et de la région MENA, la fragmentation des systèmes d'information VIH empêche U=U de devenir opérationnel. Traduire ce principe en levier de santé publique nécessite des infrastructures numériques pour suivre, agréger et piloter
U=U : un progrès freiné par le manque de données consolidées
U=U est basé sur une réalité scientifique désormais incontestable : une personne séropositive avec une charge virale indétectable ne transmet pas le VIH. Mais pour qu'une telle progression ait un impact collectif, elle doit être soutenue par des systèmes qui la mesurent, la suivent et la documentent dans le temps. Sans données agrégées, l'effet épidémiologique, social et politique de U=U est invisible.
Là où il est appliqué de façon systématique, il diminue les transmissions communautaires, augmente la rétention dans le soin, diminue la stigmatisation institutionnelle et modifie la relation soignant·es-patient·es. U=U permet aussi de militer pour la dépénalisation, l'assurance santé, l'accès à la parentalité, en s'appuyant sur une suppression virale VIH durablement prouvée.
Pour générer ces impacts, U=U doit être une approche intégrée, soutenue par un système d'information VIH fort. Il ne suffit pas de transmettre un message. Il faut assurer un accès régulier à la charge virale, un retour rapide des résultats, un suivi longitudinal sécurisé, une interopérabilité entre services cliniques, laboratoires et acteurs communautaires.
Dans de nombreux pays d'Afrique et de la région MENA, cette architecture technique est inachevée. La fragmentation institutionnelle, la dépendance au papier, l'exclusion des données des populations clés et l'absence de carnet patient électronique compromettent le continuum de soins.
U=U n'est pas un slogan inspirant. C'est un outil de santé publique, basé sur la donnée. Là où l'infrastructure numérique fait défaut, le principe indétectable intransmissible demeure une promesse vaine, sans impact concret sur les trajectoires collectives.
Fragmentation systémique : les angles morts du suivi longitudinal
Dans de nombreux pays d'Afrique subsaharienne et certains contextes MENA, les systèmes d'information VIH demeurent fragmentés entre les entités nationales, les structures communautaires, les laboratoires et les partenaires internationaux. Cette fragmentation nuit à la lecture du parcours patient et fragilise le continuum de soins.
Le manque d'interopérabilité des systèmes numériques, renforcé par une dépendance au papier, entrave la circulation des données. Sans système de santé numérique pour connecter les niveaux de soins, la charge virale décentralisée demeure un rêve technologique.
Les données générées par les services pour les populations clés (HSH, TS, UDI, personnes trans, migrant·es) sont rarement intégrées aux bases nationales. Cette absence génère des angles morts épidémiologiques considérables. Le suivi longitudinal devient incomplet, parfois ininterprétable.
Les systèmes d’information des laboratoires VIH travaillent souvent en silos. Les résultats de tests se perdent, arrivent des semaines plus tard. La consolidation nationale est a posteriori, sans boucle d'amélioration. L'évaluation des programmes VIH est biaisée, les cibles de la cascade 95-95-95 ne peuvent être mesurées avec exactitude.
Cette division n'est pas une faiblesse technique. Elle a des conséquences réelles : rebonds non détectés, perte de vue non chiffrée, incapacité à piloter la rétention. Chaque rupture de transmission d'information anéantit une partie de l'effet de U=U.
Une hétérogénéité régionale à interpréter, pas à gommer
L'Afrique subsaharienne et la région MENA ne sont pas deux blocs uniformes. Les situations sanitaires, la maturité numérique, les capacités de laboratoire et les volontés politiques sont très différentes. Mais des tendances structurelles traversent les deux régions.
Plusieurs pays présentent encore une centralisation trop forte des analyses, des délais logistiques trop fréquents, une numérisation partielle et une rétention des patients vivant avec le VIH mal documentée. L'absence de carnet patient électronique ne permet pas un suivi dans le temps et notamment lors des ruptures de parcours.
La documentation demeure inégale. L'Afrique subsaharienne génère davantage d'analyses opérationnelles et de revues d'indicateurs. Dans la zone MENA, les données sont plus rares, mais les inquiétudes soulevées (inégalités d'accès à la charge virale, ruptures de suivi, cloisonnement des acteurs) témoignent de dynamiques comparables.
Généraliser serait faux. Mais ne pas tenir compte de ces schémas communs rendrait toute stratégie inefficace. Les enjeux du suivi de la charge virale dans les systèmes de santé africains, comme ceux de la région MENA, méritent une lecture contextualisée, étayée par les données disponibles.
Tunisie : volonté affichée, blocages systémiques
La Tunisie a adopté le U=U dans son Plan stratégique national de lutte contre le VIH Mais l'absence d'un système de données intégré rend impossible toute vérification opérationnelle de cet engagement.
Aucun dispositif de suivi individuel longitudinal n'est encore mis en place. Les personnes vivant avec le VIH (PVVIH) n'ont pas un dossier unique pour suivre la suppression virale dans le temps. Les pertes de vue sont invisibles. Les rebonds ne sont pas pris en compte. L'indétectabilité ne se prouve pas dans le temps.
La capacité nationale de suivi de la charge virale demeure faible. Les analyses sont centralisées à Tunis, les ruptures de réactifs fréquentes, les délais de retour trop longs pour une réponse clinique réactive. La charge virale décentralisée n'est pas encore accessible.
Les données générées par les ONG communautaires ne sont pas toujours intégrées dans le système national. Le système du Fonds mondial, celui des laboratoires, celui des hôpitaux, celui des associations sont gérés sur des plateformes différentes, sans interopérabilité.
La Tunisie est un exemple de paradoxe courant : des volontés politiques fortes mais des infrastructures d'information faibles. Ce décalage empêche U=U d'être un véritable outil de pilotage.
Confusion : suppression n’est pas guérison
Dans certains contextes africains, des études ont rapporté une confusion persistante entre charge virale indétectable et guérison. Cette incompréhension fragilise l'observance, altère la clarté des messages et entrave l'appropriation du U=U.
La zone MENA est moins étudiée sur ce point, mais des rapports récents mettent également en évidence une mauvaise connaissance des mécanismes de suppression virale. Cette confusion réduit l'efficacité des programmes d'éducation thérapeutique et affaiblit les stratégies de rétention.
Les organisations internationales sont formelles : indétectable ne veut pas dire guéri. L’OMS, l’ONUSIDA et le CDC le rappellent dans leurs directives officielles. Mais pour être entendue, elle doit être traduite dans une communication clinique appropriée.
Le rapport entre compréhension et engagement thérapeutique est immédiat. Si les patients se croient guéris, ils abandonnent le suivi. Si les soignants n'expliquent pas, ils entretiennent l'ambiguïté. Le système d'information VIH, bien conçu, peut également se transformer en outil de pédagogie organisée.
U=U en action : 5 changements structurels
Transformer le principe U=U en levier opérationnel exige cinq transformations concrètes :
1-Rendre la charge virale accessible, régulière et décentralisée : Sans mesure régulière, la suppression est un pari. Il faut miser sur des plateformes au lit du patient, avec des résultats rapidement utilisables.
2-Mettre en place un système d'information intégré et interopérable : Le suivi longitudinal est l'essence de U=U. Chaque entité cloisonnée fragilise la continuité des soins et la gouvernance des programmes.
3-Intégrer les données communautaires et les populations clés : Sans ces chiffres, l'épidémie est invisible. Leur participation légitime et rend plus efficaces les interventions.
4-Garantir une communication clinique cohérente : Les mots « indétectable », « suppression virale », « charge virale » doivent être explicités à chaque étape du parcours de soin
5-Gouverner la riposte VIH par la preuve : Investir dans les données n'est pas un luxe. C'est une condition d'une réponse crédible et pérenne.
Conclusion
U=U peut changer la réponse au VIH, mais sans système pour prouver, tracer et stabiliser la suppression virale, c'est un idéal technique et moral sans impact structurel. Dans de nombreux pays d'Afrique et de la région MENA, les faiblesses des systèmes d'information VIH empêchent de transformer cette avancée en résultats.
Investir dans les données permet un suivi longitudinal fiable, une association des populations clés au pilotage et un pilotage sur des bases réelles. C'est admettre que la suppression virale est un droit, pas une faveur.
U=U n'a d'effet que s'il est mesurable. Et il ne l'est que si les systèmes de santé sont organisés pour cela. Tant que cette cohérence ne sera pas garantie, la promesse sera incomplète. Rendre U=U réel, c'est investir dans l'infrastructure invisible qui fait converger les droits, la science et la dignité.
Références
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Revue rapide du Plan Stratégique National VIH 2021–2025
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