Introduction

La reconnaissance officielle du rôle des communautés dans la réponse au VIH-SIDA ne suffit plus. En Afrique et dans la zone MENA, la participation est souvent formelle, dénuée de pouvoir réel. Ce tokénisme structurel mine l'efficacité des interventions et renforce les inégalités qu'elles sont censées corriger. Il est temps de passer d'une représentation passive à un co-leadership communautaire, conformément aux engagements internationaux récents (ONUSIDA, 2021 ; Fonds mondial, 2021).

Pourquoi le tokénisme communautaire affaiblit la réponse VIH ?

L'implication des communautés dans la gouvernance VIH se fait trop souvent selon une logique formelle sans impact réel. Le tokénisme, soit une inclusion de façade sans pouvoir, se nourrit de consultations qui rendent inefficaces les voix des représentant·es communautaires. Ces derniers siègent parfois aux côtés des acteurs institutionnels, mais n'ont pas accès aux documents stratégiques en temps opportun, ni aux informations budgétaires pour une participation éclairée (Global Fund, 2021 ; UNAIDS, 2019).

Un autre biais structurel est l'assimilation entre OSC et communautés affectées. Trop souvent, la représentation communautaire est déléguée à des OSC institutionnalisées, sans lien direct avec les réalités des populations clés. Cette déconnexion nourrit une crise de légitimité grandissante. Une étude récente dans la zone MENA fait état d'une méfiance claire des UDI, TS, HSH et PVVIH envers certaines ONG : absence de consultation, impact limité, manque de transparence sur les financements, sentiment d'un militantisme désincarné et verticalisé (Noralla & Achary, 2025).

Cette architecture de participation symbolique et inopérante empêche l'identification des blocages systémiques, des violations de droits et des inefficacités programmatiques. Tant que la parole communautaire n'est pas suivie d'un accès effectif à l'analyse, au pouvoir et aux ressources, elle ne génère aucun changement structurel.

Défis propres au leadership communautaire en Afrique et dans la région MENA

Dans les pays d'Afrique et de la région MENA, les facteurs structurels exacerbent le tokénisme. La criminalisation des populations clés - UDI, TS, HSH, migrant·es - les empêche de s'organiser légalement, de s'exprimer publiquement et d'accéder à des financements durables (UNAIDS, 2022 ; WHO, 2022). Ces populations sont parfois représentées par des OSC par défaut, mais rarement par des leaders issus de leurs propres rangs.

Les mécanismes de gouvernance sanitaire demeurent très centralisés. Rares sont les pays qui ont mis en place des dispositifs où les populations peuvent co-présider, voter ou influencer les décisions. Les représentations sont consultatives, sans pouvoir de blocage ni de proposition. Cette centralisation consolide le contrôle institutionnel sur des processus censés être participatifs (Note Décentralisation, PNLS/IQVIA).

L'accès à l'information stratégique reste difficile. Le moment d'envoi, la langue et le niveau de technicité rendent les contenus peu utilisables par les acteurs communautaires. Cela entrave leur capacité à développer des positions argumentées et mine leur crédibilité dans les discussions multipartites (ASF Tunisie, 2023).

Enfin, la crise de confiance entre OSC et communautés directement impactées est de plus en plus documentée. Le manque de transparence, l'absence de redevabilité, les phénomènes de prise de parole et le faible accès aux services alimentent un sentiment de dépossession. Plusieurs participant·es à l'étude MENA mentionnée plus haut critiquent une distance croissante entre les ONG et les personnes qu'elles disent représenter, jusqu'à questionner leur légitimité (Noralla & Achary, 2025).

 Tunisie : un exemple d'inclusion formelle sans pouvoir réel

En Tunisie, les instances de gouvernance VIH incluent formellement des représentant·es communautaires. Des sièges leur sont attribués dans plusieurs instances nationales, et leur présence est mentionnée dans les documents de planification stratégique. Mais cette reconnaissance officielle cache une réalité d'exclusion fonctionnelle. Plusieurs études récentes soulignent un écart entre participation déclarée et pouvoir réel (ASF Tunisie, 2023 ; PNLS/IQVIA, 2023).

Les réunions se tiennent souvent sans accès préalable aux documents de travail. Une fois communiqués, les contenus demeurent peu utilisables pour les organismes communautaires : rédigés en français ou en langage technique, transmis à la dernière minute, ils ne permettent pas de préparation de fond. Cette barrière linguistique et sémantique crée un déséquilibre dans les échanges au détriment des acteurs non institutionnels (Revue PSN VIH Tunisie, 2023).

De plus, les modalités de désignation des représentant·es sont floues. Plusieurs organisations communautaires dénoncent un processus fermé, opaque et accaparé par certaines OSC historiques. Ce manque de transparence nourrit une méfiance grandissante entre les populations les plus concernées - UDI, TS, HSH - et les structures censées les représenter. Le ressentiment est fort chez les jeunes et les personnes en situation de précarité qui disent ne pas se reconnaître dans les porte-paroles officiels (RAPPORT TS ASF, 2023 ; ETUDE JEUNES SSR, 2024).

Les freins ne sont pas seulement organisationnels. L'absence de financement structurel des groupes communautaires, le manque d'appui technique, l'impossibilité d'avoir un statut juridique clair, les tensions régulières avec certaines administrations bloquent toute dynamique de co-leadership. Dans la réalité, les décisions importantes se prennent toujours dans des cercles fermés, loin des personnes concernées (SROI Tunisie, 2023 ; Note 2 Contrats sociaux, IQVIA).

Ce cas tunisien est un exemple typique d'une participation dépolitisée. Il affirme que sans redistribution du pouvoir, accès aux ressources et reconnaissance institutionnelle des savoirs communautaires, la présence formelle dans les instances n'est qu'une illusion Le système actuel reproduit, au lieu de corriger, les logiques d'exclusion

 Préciser l'engagement : co-leadership ou prestation de service ?

Trop souvent, l'engagement communautaire est confondu avec la prestation de services communautaires (community-led service delivery) ou la collecte de données communautaires (community-led monitoring). Ces démarches, indispensables, ne sont pas une participation au sens admis par les cadres internationaux. Le co-leadership, c'est un partage effectif du pouvoir de décision, un droit de codétermination dans les instances stratégiques, un pouvoir d'influer sur les politiques - ce que n'assure ni la sous-traitance de services, ni le suivi communautaire isolé (UNAIDS, 2021 ; Global Fund, 2021).

Un exemple fréquemment cité est celui de nombreuses organisations communautaires en Afrique de l'Est (Kenya, Ouganda, Tanzanie), impliquées dans la fourniture de services VIH. Ces dispositifs se sont révélés très opérationnels, mais sans accès à la définition des priorités nationales ou aux arbitrages budgétaires - leur place est sur le terrain, pas à la table des décisions (UNAIDS, 2025, p. 25).

En Afrique du Sud, des collaborations communautaires ont été mises en place dans les régions rurales pour améliorer les soins VIH. Bien qu'ayant prouvé leur efficacité sur l'accès et l'adhérence, ces projets demeurent institutionnellement contrôlés, les communautés n'ayant pas de prise sur les décisions programmatiques ou les financements (Campbell et al., 2007).

Autrement dit, les populations peuvent livrer, témoigner, alerter - sans gouverner. C'est cette distinction entre exécution et codécision qu'il faut désormais rendre visible et inacceptable.

 5 piliers d'un leadership communautaire efficace

Passer d'une représentation formelle à un leadership communautaire effectif nécessite un changement structurel. Les normes internationales, y compris les objectifs 10-10-10 de l'ONUSIDA, établissent des conditions pour une participation significative des communautés. Cinq piliers se dégagent.

1. Partage du pouvoir de décision
Les communautés doivent avoir un droit de vote et un pouvoir de co-présidence dans les instances stratégiques. L'inclusion doit dépasser la consultation, assurer un pouvoir d'agir. Ce principe est désormais inscrit dans les enceintes du Fonds mondial et de l'ONUSIDA, mais rarement appliqué sur le terrain (Global Fund, 2021 ; UNAIDS, 2021).

2. Financement direct, souple et durable.
Les communautés ne peuvent pas diriger sans contrôle financier. L'accès direct à des fonds de base - sans intermédiaires - est essentiel pour mener un plaidoyer autonome, documenter les violations de droits, organiser la réponse depuis le terrain. Les dispositifs existants sont trop souvent basés sur la sous-traitance de prestations ponctuelles, au profit d'OSC ou de partenaires techniques. Cette logique réduit la marge de manœuvre, dépolitise les missions, empêche les populations de s'organiser en mouvements durables. Un véritable leadership communautaire nécessite des financements non fléchés, pluriannuels, axés sur les priorités des concerné·es (Africa CDC, 2022 ; Compilation DIAL COMM ITPC, 2021).


3. Accès à l'information stratégique.
Les documents budgétaires, les plans nationaux et les rapports de performance doivent être communiqués en temps opportun, dans un langage simple, avec un accompagnement si nécessaire. Sans cela, la communauté est laissée en dehors de l'analyse, et donc de l'action.

4. Pluralité des voix
Il ne suffit pas d'une « représentation communautaire » générique. Il faut des mécanismes inclusifs qui assurent la participation des populations les plus marginalisées : UDI, TDS, HSH, personnes trans, migrant·es. Cette participation active est la seule assurance d'un plaidoyer réaliste.

5. Mécanismes de redevabilité accessibles.
Les populations doivent pouvoir contrôler les promesses, questionner les choix, dénoncer les dérives. Ces mécanismes doivent être présents à tous les niveaux - national, régional, local - et être connus, publics, faciles d'accès.

Ces 5 piliers ne sont ni du luxe, ni de l'utopie. Ils constituent le squelette d'une gouvernance partagée. Sans eux, la participation est un mot.

 Conclusion

Mettre fin à l'épidémie de VIH en tant que problème de santé publique nécessite plus que des progrès biomédicaux. Tant que les gouvernances seront fermées, verticales et déconnectées des réalités, les inégalités qui alimentent la transmission et l'accès aux services demeureront. Les personnes vivant avec le VIH, les populations clés et les acteurs communautaires resteront à l'écart des lieux où se prennent les décisions qui les concernent.

Mettre en place un véritable co-leadership communautaire n'est pas un rêve. C'est un impératif stratégique, basé sur des constats factuels, pour renforcer la pertinence, l'équité et l'impact de la réponse. Les normes sont là. Les bases sont posées. Ce qui manque encore, c'est la volonté de partager le pouvoir, d'investir dans les mouvements communautaires et de les considérer comme des décideur·euses à part entière.

S'en tenir à une logique de figuration symbolique, c'est reconduire les mêmes impasses. Opter pour une véritable redistribution du pouvoir, c'est construire une réponse basée sur la légitimité des expériences, l'expertise du terrain et la justice sociale.

 

Références