La transition du Fonds mondial est le plus souvent abordée comme un exercice financier. Elle est pensée en termes de reprise progressive des coûts, de cofinancement domestique et d’intégration des services dans les dispositifs nationaux. Cette lecture est nécessaire, mais elle demeure insuffisante. Au-delà des lignes budgétaires, la transition agit comme un révélateur de la manière dont les systèmes de réponse au VIH ont été construits, et plus précisément de la place réelle accordée aux acteurs communautaires dans ces systèmes.

Pour les sous-récipiendaires engagés dans la riposte au VIH, la transition ne pose pas uniquement la question de la continuité des activités. Elle interroge leur statut institutionnel, leur capacité à durer et leur reconnaissance politique au-delà des cycles de financement internationaux. Peuvent-ils évoluer d’un rôle d’opérateurs techniques vers celui d’acteurs pleinement intégrés à la gouvernance des politiques publiques de santé, ou resteront-ils structurellement dépendants de cadres et de ressources définis à l’extérieur ?

Des acteurs essentiels, mais structurellement dépendants

Dans de nombreux contextes, les sous-récipiendaires communautaires jouent un rôle central dans la réponse au VIH. Ils assurent l’accès aux services pour les populations clés et maintiennent le lien avec des personnes souvent éloignées du système de santé. De plus, ils mettent en œuvre des interventions nécessitant une proximité sociale et une relation de confiance que les structures institutionnelles peinent parfois à établir.

Cette centralité opérationnelle contraste toutefois avec leur position institutionnelle. La reconnaissance dont ils bénéficient reste majoritairement fonctionnelle. Elle s’exprime à travers des dispositifs de prestation, des indicateurs de performance et des obligations de reporting, mais beaucoup moins à travers une participation effective aux espaces de décision stratégique. Cette dissociation entre responsabilité opérationnelle et pouvoir décisionnel crée une vulnérabilité structurelle, particulièrement visible au moment de la transition.

La littérature critique sur l’aide au développement éclaire cette dynamique. La dépendance à l’aide ne se limite pas à une contrainte financière ; elle renvoie à une configuration politique dans laquelle les acteurs locaux opèrent dans des cadres largement définis par des priorités externes, limitant leur autonomie stratégique et leur capacité d’influence. Dans la riposte au VIH, cette dépendance se traduit par une invisibilisation politique des acteurs communautaires, reconnus pour ce qu’ils font, mais rarement pour ce qu’ils savent et pour ce qu’ils pourraient contribuer à décider.

La transition comme révélateur d’un angle mort : l’absence de trajectoires de consolidation

La transition du Fonds mondial met également en lumière un angle mort structurel : l’absence de trajectoires explicites de consolidation ou de « graduation » des sous-récipiendaires. Dans d’autres champs du développement, notamment celui de la protection sociale, la graduation renvoie à des parcours progressifs et planifiés visant à renforcer les capacités institutionnelles et financières des acteurs jusqu’à atteindre une autonomie relative compatible avec une prise en charge nationale.

Dans la réponse au VIH, cette logique reste largement absente. Les cadres de transition se concentrent principalement sur la continuité des services et la reprise budgétaire par l’État, sans définir de seuils de maturité organisationnelle ni d’objectifs intermédiaires de renforcement pour les organisations communautaires. Les sous-récipiendaires sont ainsi supposés être durables sans que des investissements systématiques soient réalisés dans leur gouvernance interne, leur planification stratégique, la stabilisation de leurs ressources humaines ou leur capacité à mobiliser des financements domestiques.

Cette absence de trajectoires programmées fragilise la transition. Elle transforme un processus censé être progressif et anticipé en un moment de vulnérabilité accrue pour des acteurs pourtant indispensables à la réponse.

Les cadres internationaux : principes clairs, prescriptions limitées

Les politiques du Fonds mondial relatives à la durabilité, à la transition et au cofinancement reconnaissent explicitement que les services communautaires, en particulier ceux destinés aux populations clés, sont exposés à des risques importants. Ceci survient lorsque les mécanismes de financement domestique ne sont pas en place. De même, la Stratégie mondiale de l’ONUSIDA insiste sur le rôle central de la société civile et sur la nécessité de préserver un espace fonctionnel pour les organisations communautaires.

Toutefois, ces cadres restent peu prescriptifs quant aux modalités concrètes de renforcement institutionnel des sous-récipiendaires. Ils posent des principes, mais laissent une large marge d’interprétation aux contextes nationaux. En l’absence de cadres opérationnels clairs, la préparation à la transition tend à privilégier les dimensions macro-financières au détriment de la consolidation organisationnelle des acteurs communautaires.

La transition en Tunisie: anticiper l’après-Fonds mondial sans fragiliser la réponse communautaire

En Tunisie, la transition post-Fonds mondial est explicitement anticipée et discutée. Mais, comme dans de nombreux contextes, l’enjeu n’est pas seulement de « remplacer » un financement par un autre. Il est de protéger, sur la durée, les fonctions les plus exposées à un retrait progressif de l’aide : l’accès communautaire aux services, la continuité de l’accompagnement, le maintien du lien avec les populations clés, et plus largement la capacité du système à réduire les ruptures de parcours.

Les analyses nationales disponibles convergent sur un point central : la dépendance structurelle des organisations communautaires aux financements externes reste élevée, à la fois pour les activités, et pour le fonctionnement institutionnel (ressources humaines, systèmes de gestion, dispositifs de suivi, logistique). Cette dépendance, lorsqu’elle n’est pas compensée par une consolidation interne et par des relais domestiques planifiés, crée une vulnérabilité spécifique. Elle expose les organisations à une contraction rapide de leurs capacités au moment même où la riposte a besoin de stabilité, de proximité et de confiance.

Dans ce contexte, la question tunisienne renvoie directement à l’angle mort mis en évidence dans le reste de l’article : l’absence d’un cadre clair de progression vers la durabilité. Autrement dit, la transition ne peut pas reposer sur une injonction implicite faite aux acteurs communautaires de « tenir » ou de « s’autonomiser » sans trajectoire structurée. Ce dont la Tunisie a besoin, c’est d’un parcours de consolidation explicite, avec des étapes, des objectifs et des indicateurs de maturation organisationnelle. Une transition « douce » implique notamment de clarifier ce que signifie, de manière opérationnelle, un sous-récipiendaire « prêt » : gouvernance interne, conformité financière, planification stratégique, capacité de gestion des ressources humaines, gestion des risques et capacité à diversifier ses ressources. Sans ces repères, le risque est de confondre performance de mise en œuvre à court terme et solidité institutionnelle à long terme.

Une transition tunisienne crédible doit être pensée comme un bouquet de stratégies complémentaires, articulées dans le temps. Parmi les options généralement discutées au niveau national, plusieurs apparaissent particulièrement cohérentes avec les défis structurels identifiés. D’abord, la budgétisation explicite de priorités VIH critiques et la planification de la mobilisation des ressources, pour éviter que la transition ne se traduise par une succession de micro-solutions ponctuelles. Ensuite, l’identification de mécanismes de financement domestique adaptés aux interventions communautaires (qu’il s’agisse de subventions, d’achats de services, de financements mixtes), avec une attention explicite à la pluriannualité et à la couverture des coûts structurels. Dans ce cadre, des dispositifs de type “contrats sociaux” peuvent être envisagés comme un outil parmi d’autres, à condition qu’ils s’inscrivent dans une stratégie globale de transition, qu’ils ne se substituent pas à un renforcement institutionnel plus large, et qu’ils préservent l’autonomie, la capacité de plaidoyer et le rôle critique des organisations communautaires.

En parallèle, la transition doit intégrer un renforcement méthodique du suivi communautaire et de la redevabilité comme outils de qualité et d’équité, au lieu de les traiter comme des “activités” optionnelles. Enfin, l’anticipation doit porter sur la continuité du continuum dépistage-prise en charge-rétention, car la transition devient rapidement une crise de performance si les ruptures de parcours augmentent.

Conclusion

La transition du Fonds mondial ne peut être réduite à un exercice financier. Elle constitue un moment de vérité sur la manière dont les réponses nationales ont intégré ou maintenu en périphérie  les acteurs communautaires. En Tunisie, comme dans d’autres contextes, l’enjeu est de construire une transition progressive et protectrice, capable de préserver la continuité des services communautaires et de consolider la riposte VIH sans fragiliser les organisations qui en sont des piliers opérationnels.

La durabilité ne repose pas sur un levier unique, mais sur une combinaison réfléchie de stratégies institutionnelles, financières et de gouvernance. C’est à cette condition que la transition pourra devenir un processus de consolidation, plutôt qu’un facteur de vulnérabilité supplémentaire.

Références

  1. Mosse, D. (2005). Cultivating Development: An Ethnography of Aid Policy and Practice. Pluto Press.
    (Mobilisé pour le cadre conceptuel de la dépendance à l’aide et l’invisibilisation politique des acteurs locaux.)
  2. Sabates-Wheeler, R., & Devereux, S. (2013). Sustainable graduation from social protection programmes.
    Development and Change, 44(4), 911–938.
    https://onlinelibrary.wiley.com/doi/10.1111/dech.12029
    (Mobilisé pour la notion de trajectoires de consolidation / graduation.)
  3. The Global Fund. (2024). Sustainability, Transition and Co-Financing Policy (Board-approved).
    https://www.theglobalfund.org/media/14383/core_sustainability-transition-cofinancing_policy_en.pdf
    (Mobilisé pour les principes de transition, durabilité et risques pour les services communautaires.)
  4. UNAIDS. (2021). Global AIDS Strategy 2021–2026: End Inequalities. End AIDS.
    https://www.unaids.org/sites/default/files/media_asset/global-AIDS-strategy-2021-2026_en.pdf
    (Mobilisé pour le rôle central de la société civile et l’équité dans la riposte VIH.)
  5. UNAIDS. (2023). UNAIDS Data 2023. https://www.unaids.org/en/resources/documents/2023/2023_unaids_data

  6. Cornwall, A. (2008). Unpacking “Participation”: Models, meanings and practices.
    Community Development Journal, 43(3), 269–283.
    https://www.researchgate.net/publication/31091334_Unpacking_'Participation'_Models_meanings_and_practices

  7. Rifkin, S. B. (2009). Lessons from community participation in health programmes.
    Health Policy and Planning, 24(3), 193–201.
    https://www.researchgate.net/publication/260336920_Lessons_from_community_participation_in_health_programs
  8. UNAIDS. (2021). Establishing community-led monitoring of HIV services.
    https://www.unaids.org/sites/default/files/media_asset/establishing-community-led-monitoring-hiv-services_en.pdf
    (Mobilisé pour le suivi communautaire comme levier de qualité, d’équité et de redevabilité.)
  9. World Health Organization (WHO). (2024). Sustaining HIV, viral hepatitis and STI priority services in a changing funding landscape.
    https://cdn.who.int/media/docs/default-source/hq-hiv-hepatitis-and-stis-library/sustaining-hiv--viral-hepatitis-and-sti-priority-services-in-a-changing-funding-landscape_pre-launch.pdf?sfvrsn=a7d3ea3f_6
  10. UNDP. (2022). Social contracting for effective service delivery under domestically funded HIV programmes.
    https://undp-capacitydevelopmentforhealth.org/social-contracting-for-effective-service-delivery-under-domestically-funded-hiv-programmes/
    (Mobilisé pour positionner les contrats sociaux comme option parmi d’autres, sous conditions.)
  11. République tunisienne. (2013). Décret n°2013-5183 fixant les critères, procédures et conditions d’octroi du financement public aux associations.
    Journal Officiel de la République Tunisienne.

  12. Amira Médimagh, PNLS, The global fund (2023). Note analytique – Financement public des associations et contrats sociaux.