Depuis des années, la riposte au VIH se résume souvent à des chiffres : taux de couverture, nombre de personnes sous traitement, pourcentage de charges virales indétectables. Ces chiffres sont nécessaires. Ils témoignent de progrès réels, notamment en Afrique subsaharienne où l'accès aux traitements antirétroviraux s'est largement étendu. Mais ils ne disent pas grand-chose de la façon dont les services sont vécus par ceux qui les utilisent.
Sur le terrain, une autre réalité demeure. Des services sont disponibles, mais ils ne sont pas toujours accessibles. Des parcours de soins sont officiellement ouverts, mais restent sinueux. Des politiques ambitieuses sont votées, mais leur impact se heurte à des freins invisibles dans les tableaux de bord. Ces décalages entre l'offre et l'expérience révèlent une faiblesse structurelle : la qualité de la riposte VIH dépend aussi de la capacité des systèmes à écouter, à s'ajuster et à rendre compte.
C'est là que le suivi communautaire entre en jeu. Non pas comme une innovation marginale, mais comme un levier encore trop peu utilisé pour améliorer la qualité, l'équité et la durabilité des réponses au VIH, en Afrique comme dans la région MENA.
Le suivi communautaire : voir les services depuis le terrain
Le suivi communautaire part d'une idée élémentaire : celles et ceux qui utilisent les services sont souvent les mieux placés pour en identifier les failles. Files d’attente dissuasives, ruptures de confidentialité, attitudes stigmatisantes, horaires inadaptés, interruptions de traitement… Ces réalités font partie du quotidien de nombreuses personnes vivant avec le VIH ou exposées au risque, mais elles échappent fréquemment aux mécanismes classiques de suivi.
Contrairement à la participation communautaire au sens large, le suivi communautaire ne consiste pas à mettre en œuvre des activités ni à relayer des messages. Il s’agit d’une fonction spécifique : observer, documenter et analyser le fonctionnement des services, puis formuler des retours structurés susceptibles d’influencer les décisions. Lorsque cette fonction est reconnue, elle permet d’introduire dans les systèmes de santé une lecture qualitative, ancrée dans l’expérience vécue.
Dans de nombreux pays africains et MENA, cette distinction reste floue. Les organisations communautaires sont fortement mobilisées pour la prestation de services, mais rarement reconnues comme des acteurs légitimes de la redevabilité. Cette confusion limite la portée du suivi communautaire et en affaiblit le potentiel transformateur.
La redevabilité, un angle mort persistant
Les systèmes VIH se sont équipés d'outils de suivi-évaluation sophistiqués. Ils génèrent des données régulières, comparables, utiles au pilotage global. Mais ces outils restent largement orientés vers le haut : ils rendent compte aux bailleurs, aux autorités centrales, aux instances de gouvernance.
Ce qu'ils saisissent mal, ce sont les écarts entre les normes et les pratiques. L'expérience d'un accueil humiliant, la crainte d'être reconnu dans un service, l'abandon d'un traitement par manque d'écoute ou de confiance ne se traduisent pas facilement en indicateurs. Sans redevabilité communautaire, ces dysfonctionnements s'installent et deviennent la norme. La redevabilité reste un concept, rarement une réalité. Les systèmes peuvent bien fonctionner, mais les inégalités d'accès et de qualité persistent.
Ce que révèlent les expériences africaines les plus documentées
Les expériences les plus structurées de suivi communautaire en Afrique sont documentées en Afrique de l’Est. Dans plusieurs pays, des mécanismes portés par des réseaux communautaires ont permis de collecter régulièrement des données sur l'accès aux traitements, la disponibilité des médicaments ou la qualité de l'accueil dans les services.
Ces initiatives ont mis en évidence des problèmes systémiques sous-estimés, comme des ruptures d'approvisionnement récurrentes ou des délais excessifs dans l'initiation du traitement. Lorsque ces données ont été discutées dans des cadres de dialogue formels avec les autorités sanitaires, elles ont contribué à des ajustements concrets, notamment dans la gestion des stocks et l’organisation des services.
Ces expériences montrent que le suivi communautaire peut améliorer la qualité des services lorsqu’il est reconnu comme une fonction légitime et lorsqu’il existe des mécanismes clairs de réponse. Elles montrent aussi que ce type de suivi ne s’improvise pas : il repose sur des capacités, des ressources et un minimum d’ouverture institutionnelle.
Afrique de l’Ouest et région MENA : un potentiel encore fragile
Dans d’autres régions, notamment en Afrique de l’Ouest et dans la région MENA, le suivi communautaire existe le plus souvent sous des formes plus informelles. Les organisations communautaires y jouent un rôle essentiel dans la remontée d’informations sur l’accès aux services, en particulier pour les populations clés. Mais ces informations restent rarement intégrées de manière systématique dans les dispositifs nationaux de suivi et de prise de décision.
En Afrique du Nord, y compris en Tunisie, les cadres
stratégiques reconnaissent le rôle des acteurs communautaires, mais les
mécanismes de redevabilité demeurent faibles, les alertes du terrain sont
traitées de manière ad hoc, sans s'inscrire dans un processus structuré
d'amélioration continue, ce qui diminue la capacité des systèmes à corriger
rapidement les dysfonctionnements et à prévenir les ruptures de parcours.Dans
la région MENA, ces limites sont exacerbées par des environnements juridiques
et civiques parfois restrictifs, la capacité des organisations communautaires à
documenter et à porter une analyse critique peut être compromise, renforçant le
caractère informel du suivi communautaire et limitant son impact. Un lien fort
avec les droits humains et l'équité
Même lorsqu’il n’est pas explicitement présenté comme tel, le suivi communautaire contribue à la mise en œuvre concrète des droits humains. En
rendant visibles des situations de discrimination, de stigmatisation ou de
non-respect de la confidentialité, il permet de dépasser une lecture strictement normative des droits pour les inscrire dans l’expérience quotidienne des services.
Dans les contextes africains et MENA, où certaines populations sont confrontées à des barrières juridiques et sociales considérables, cette fonction est particulièrement cruciale. Le suivi communautaire aide à comprendre comment des cadres juridiques, des pratiques administratives ou des normes sociales se traduisent en obstacles concrets à l’accès aux soins. Il devient ainsi un outil d’équité, au service d’une riposte VIH plus juste et plus efficace.
Pourquoi le suivi communautaire reste sous-investi
Malgré son potentiel, le suivi communautaire reste largement sous-financé et insuffisamment intégré aux systèmes VIH.Plusieurs facteurs expliquent cela : il y a d'abord une crainte, parfois non dite, de voir le suivi communautaire devenir un instrument de contestation, ce qui freine sa reconnaissance institutionnelle.
Ensuite, le financement est souvent morcelé et lié à des projets à court terme : quand le suivi communautaire dépend de ressources précaires ou du bénévolat, sa pérennité et sa crédibilité sont compromises. Enfin, l'absence de mécanismes de réponse explicites décourage les acteurs communautaires : sans retour visible, la redevabilité perd son sens.
Faire du suivi communautaire un levier de qualité
Pour que le suivi communautaire soit efficace, il doit être intégré aux systèmes VIH : inscrit dans les cadres de suivi-évaluation, doté de ressources durables, avec des mécanismes de rétroaction clairs.
La redevabilité ne peut être unilatérale : les données du terrain doivent se traduire par des changements tangibles, communiqués ouvertement. C'est ainsi que le suivi communautaire peut renforcer la confiance entre les communautés et les institutions, et améliorer durablement la qualité des services.
Conclusion : écouter pour agir
La réponse VIH a su innover et délivrer à grande échelle. Mais ces succès restent précaires sans systèmes solides pour écouter et rectifier. Le suivi communautaire et la redevabilité ne sont pas des accessoires. Ils sont des leviers pour la qualité, l'équité et les transitions. En Afrique subsaharienne comme dans la région MENA,
investir dans le suivi communautaire, c'est admettre que la qualité ne se décrète pas. Elle se construit, au plus près des communautés.
Références :
· UNAIDS. Establishing community-led monitoring of HIV services (2021).
https://www.unaids.org/en/resources/documents/2021/establishing-community-led-monitoring-hiv-services
· UNAIDS. UNAIDS Data 2023.
https://www.unaids.org/en/resources/documents/2023/unaids-data-2023
· ITPC Global. Community Treatment Observatories.
https://itpcglobal.org/community-treatment-observatories/
· World Health Organization. Consolidated guidelines on HIV, viral hepatitis and STI prevention, diagnosis, treatment and care (2022).
https://www.who.int/publications/i/item/9789240052390
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